Numéro spécial #3— août 2012 |
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Women’s Initiatives for Gender Justice est une organisation internationale de défense des droits des femmes militant pour la justice pour les femmes, comprenant l’inclusion des crimes basés sur le genre, dans les enquêtes et les poursuites judiciaires de la Cour pénale internationale (CPI) et dans les mécanismes nationaux, y compris les négociations de paix et les processus de justice. Nous travaillons avec les femmes plus touchées par les situations de conflit qui font l’objet d’une enquête de la CPI. Women’s Initiatives for Gender Justice a des programmes en Ouganda, en RDC, au Soudan, en République centrafricaine, au Kenya, en Libye et au Kirghizistan. Bureaux |
Chères amies, chers amis,Bienvenue à ce numéro spécial de Panorama légal de la CPI, le bulletin juridique régulier de Women's Initiatives for Gender Justice. Dans Panorama légal de la CPI, vous trouverez des résumés et des analyses de genre portant sur les dernières décisions judiciaires et autres développements légaux au sein de la Cour pénale internationale (CPI). Vous pourrez également consulter des discussions sur des questions juridiques découlant de la participation des victimes devant la CPI, notamment lorsque ces questions se rapportent à des accusations de crimes basés sur le genre, et ce, pour chacune des situations faisant l’objet d’une enquête de la CPI. La Cour enquête actuellement sur des situations se déroulant dans sept pays, soit en Ouganda, en République démocratique du Congo (RDC), au Darfour (Soudan), en République centrafricaine (RCA), au Kenya, en Libye et en Côte d'Ivoire. En plus de Panorama légal de la CPI, nous produisons également Voix des Femmes, une lettre d’information régulière fournissant des mises à jour et des analyses sur les derniers développements politiques, la poursuite de la justice et la responsabilité pénale, la participation des femmes aux pourparlers de paix et aux efforts de réconciliation, du point de vue de militants pour les droits des femmes qui se trouvent dans des situations de conflits armés, notamment ceux faisant l’objet d’enquêtes de la CPI. Pour de plus amples renseignements sur le travail de Women’s Initiatives for Gender Justice ou pour consulter des versions antérieures de Voix des femmes et de Panorama légal de la CPI, veuillez visiter notre site web www.iccwomen.org. Ce numéro spécial est le troisième d’une série de publications portant sur le premier jugement rendu par la Chambre de première instance I, le 14 mars 2012, dans le cadre de l’affaire contre Thomas Lubanga Dyilo. Dans ce numéro spécial, nous examinerons les conclusions de la Chambre en ce qui concerne les techniques d’enquête de l’Accusation, incluant son utilisation d’intermédiaires. Les deux numéros spéciaux précédents ont traité respectivement des conclusions de la Chambre sur la violence sexuelle et de la responsabilité pénale individuelle de Lubanga. Pour consulter les numéros spéciaux précédents, cliquez ici et ici. Dans le prochain numéro spécial, nous analyserons les procédures en réparation, incluant les observations relatives aux réparations que Women’s Initiatives for Gender Justice a présentées à la CPI le 10 mai 2012, ainsi que la décision relative à la fixation de la peine. RDC :: Le jugement Lubanga – L’enquête de l’Accusation et l’utilisation d’intermédiairesLe 14 mars 2012, la Chambre de première instance I a rendu un jugement relatif à la première affaire devant la CPI, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, déclarant Thomas Lubanga Dyilo (Lubanga) coupable des crimes de guerre de conscription et d’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans et du fait de les avoir fait participer activement à des hostilités, au sens des articles 8(2)(e)(vii) et 25(3)(a) du Statut, du début septembre 2002 au 13 août 2003 (jugement).[1] Lubanga est l’ancien président de l’Union des patriotes congolais (UPC) et commandant en chef des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC). Le 10 juillet 2012, Lubanga a été condamné à une peine de 14 ans d’emprisonnement.[2] La Chambre de première instance a aussi demandé à ce que les six années qu’il avait passées en détention depuis sa remise à la CPI en mars 2006 soient déduites de sa peine. Brigid Inder, la directrice exécutive de Women’s Initiatives for Gender Justice, a affirmé que : [Traduction] « le fait que la CPI soit parvenue à l’étape de la condamnation lors de son premier procès est un événement important », ajoutant que « la décision de culpabilité met un terme au processus de responsabilité de Thomas Lubanga qui a été légitimement condamné pour de graves crimes de guerre et devra maintenant passer presque 10 autres années en prison. De plus, elle marque le début d’une nouvelle ère pour les poursuites devant la CPI ».[3] La décision relative à la fixation de la peine sera abordée en détail dans le prochain numéro spécial de Panorama légal de la CPI. L’affaire Lubanga a été caractérisée par des problèmes sérieux et récurrents relatifs à l’enquête menée par l’Accusation et à son utilisation d’intermédiaires, tel que cela a été décrit en détail dans le les publications Rapport genre 2008 et Gender Report Card 2009, 2010 et 2011. Le 13 juin 2008, le début du procès de Lubanga a été retardé de cinq mois parce que l’Accusation avait omis de remettre à la Défense des éléments de preuve potentiellement à décharge, entraînant la Chambre de première instance I à suspendre indéfiniment les procédures jusqu’à ce que la question soit résolue.[4] Les procédures ont été suspendues une seconde fois en juillet 2010 pour une durée de trois mois, en raison du refus par l’Accusation d’obtempérer immédiatement avec une ordonnance de la Chambre de première instance lui demandant de révéler l’identité d’un intermédiaire qui aurait possiblement exercé une influence indue sur des témoins.[5] Les intermédiaires ont joué un rôle essentiel en aidant le Bureau du Procureur à identifier et à contacter des témoins dans l’affaire Lubanga, ainsi que dans le déroulement de l’ensemble des enquêtes en Ituri. Comme l’a souligné la Chambre dans sa Décision relative aux intermédiaires, l’Accusation a eu recours à sept intermédiaires pour contacter environ la moitié des témoins cités à témoigner contre l’accusé dans cette affaire.[6] Les intermédiaires sont à la fois des individus et des organisations qui travaillent sur le terrain et qui agissent en tant que liaisons entre la CPI, y compris le Bureau du Procureur, ainsi que les individus et les communautés. Des questions relatives à l’influence que des intermédiaires auraient exercée sur les déclarations de témoins ont été soulevées en tant que mesure de défense récurrente peu après le début de l’argumentation de l’Accusation en janvier 2009.[7] La Chambre a décrit, dans sa Décision relative aux intermédiaires, que le premier témoin de l’Accusation, un présumé ancien enfant soldat, avait rétracté son témoignage et affirmé qu’un intermédiaire lui en avait dicté le contenu.[8] Par la suite, et après d’autres allégations de faux témoignages élaborés à l’instigation d’intermédiaires de l’Accusation, la Défense a déposé une requête relative à des abus de procédure en décembre 2010.[9] Dans sa requête, la Défense a demandé l’arrêt définitif des procédures et la libération immédiate de l’accusé. Dans une décision datée de mars 2011, la Chambre de première instance a rejeté la requête aux fins d’arrêt définitif des procédures et réaffirmé son droit de réserver son jugement sur les allégations factuelles formulées dans les observations de la Défense pour son évaluation des éléments de preuve, y compris sur la crédibilité des témoins.[10] Dans son jugement, la Chambre de première instance a conclu qu’à une exception près, tous les présumés anciens enfants soldats qui avaient témoigné à la demande de l’Accusation n’étaient pas fiables. À la lumière de la complexité de l’évolution des procédures, la Chambre a consacré une partie de son jugement[11] au déroulement de l’enquête dans cette affaire « afin de mettre en lumière l’étendue des problèmes auxquels les enquêteurs devaient faire face et les circonstances expliquant pourquoi l’Accusation a dû si considérablement s’appuyer sur certains intermédiaires ».[12] En examinant attentivement l’importance des questions de sécurité et des autres contraintes relatives au déroulement des enquêtes, la Chambre a reconnu la légitimité de la nécessité et de la pratique de travailler avec des intermédiaires sur le terrain, tout en identifiant les échecs particuliers de l’Accusation en ce qui concerne sa supervision des intermédiaires et sa vérification des éléments de preuve recueillis. Dans son jugement, la Chambre de première instance a discuté de plusieurs questions importantes et interreliées de l’enquête menée par l’Accusation en RDC qui ont eu un impact significatif sur les éléments de preuve présentés durant le procès : les difficultés de sécurité et d’ordre pratique ; la collaboration avec les ONG et les organisations internationales ; la corroboration des éléments de preuve concernant les présumés anciens enfants soldats ; la dépendance de l’Accusation sur les intermédiaires. Comme indiqué ci-dessus, la Chambre a conclu qu’une dépendance excessive de l’Accusation sur trois de ses principaux intermédiaires, sans supervision appropriée, a entraîné une forte possibilité qu’ils aient exercé une influence indue sur des témoins afin qu’ils livrent de faux témoignages, rendant la plupart de ces derniers peu fiables. Le manque de crédibilité des témoins a également eu un impact direct et additionnel sur la participation des victimes. En estimant que leurs témoignages n’étaient pas fiables, la Chambre est revenue sur la décision qu’elle avait prise de prime abord d’autoriser la participation aux procédures de six témoins de l’Accusation en qualité de victimes (cinq présumés enfants soldats et le père d’un des présumés enfants soldats). La Chambre a aussi retiré le statut de participation en qualité de victime à trois victimes qui avaient été autorisées à présenter des éléments de preuve à la demande de leurs représentants légaux. Cette pénurie de témoins crédibles a possiblement augmenté la dépendance de la Chambre sur les preuves documentaires et les vidéos en ce qui concerne le verdict de culpabilité.[13] Toutes ces questions seront abordées ci-dessous. L’enquête de l’AccusationDans sa Décision relative aux intermédiaires du 31 mai 2010, la Chambre de première instance a déclaré que « [l]e rôle précis des intermédiaires [de l’Accusation] (ainsi que la manière dont ils font leur travail) a acquis une importance cruciale en l’espèce ».[14] Dans sa décision, la Chambre de première instance a ordonné à l’Accusation d’appeler à la barre des représentants compétents « pour déposer sur l’approche et les procédures adoptées concernant les intermédiaires ».[15] À la suite de cette ordonnance, l’Accusation a appelé à la barre Bernard Lavigne et Nicolas Sebire.[16] Dans son jugement, la Chambre de première instance a fait de nombreuses références à leurs témoignages, notamment celui de Bernard Lavigne qui était responsable de l’équipe d’enquête, lors de son examen des enquêtes menées par l’Accusation. Le Bureau du Procureur a ouvert son enquête en RDC le 23 juin 2004, alors que « l’Ituri se distinguait comme centre d’intérêt principal ».[17] Le procureur adjoint a ensuite décidé que l’équipe chargée de l’enquête relative à la RDC serait dirigée par un magistrat francophone pour assurer un degré de « contrôle légal ».[18] Le Procureur a ensuite nommé Lavigne comme chef d’équipe. Lors de sa déposition devant la Cour, Lavigne a décrit la double hiérarchie dans le cadre de laquelle il relevait directement du procureur adjoint et de son assistant qui, à leur tour, relevait du Procureur.[19] Une structure parallèle, appelée la joint team, était composée de représentants des divisions des poursuites, des enquêtes, et de la compétence, de la complémentarité et de la coopération ; elle était dévouée à la même affaire et relevait directement du Procureur et du comité exécutif.[20] La première tâche de Lavigne, comme le décrit le jugement, a été de créer une équipe composée d’environ 12 membres provenant d’ONG ou d’individus ayant acquis d’autres types d’expérience en matière de justice internationale et de droits humains.[21] Entre 2004 et 2007, Lavigne a aussi concentré ses efforts à la mise en place d’un programme de protection au sein du Bureau du Procureur.[22] Selon Lavigne, les enquêteurs ont identifié un certain nombre de milices potentiellement responsables pour la commission de divers crimes relevant de la compétence de Cour, se concentrant finalement sur deux d’entre elles : l’UPC et le Front des [3]nationalistes et intégrationnistes (FNI)/Force de résistance patriotique en Ituri (FRPI).[23] Les deux enquêteurs ont déclaré que les premières enquêtes sur le terrain avaient été difficiles pour plusieurs raisons, incluant un manque d’éléments de preuve documentaires, différentes contraintes relatives aux déplacements et un « manque d’appui extérieur pour les activités menées par la Cour sur le terrain », y compris des « contradictions et des incohérences » provenant de l’approche et du soutien apportés par l’ONU.[24] Lavigne a affirmé que ces obstacles avaient retardé la localisation de témoins et qu’ils avaient gêné les efforts visant à assurer leur sécurité.[25] Lavigne a aussi témoigné que l’équipe d’enquête n’a pas eu de bureau extérieur opérationnel en RDC avant 2006.[26] Préalablement à la mise en place du bureau extérieur, les enquêteurs tenaient leurs entretiens dans des églises, « des bibliothèques, des écoles, des endroits isolés ou des maisons louées ».[27] Les enquêteurs étaient déployés pour des périodes de dix jours à la fois, mais la chambre a fait remarquer que les conditions sur le terrain et l’absence de bureau extérieur pouvaient être des sources de démotivation.[28] Durant les premiers mois, un membre de l’équipe d’enquête se trouvait sur le terrain « aussi souvent que possible », mais en raison du faible nombre d’enquêteurs, Lavigne a affirmé qu’il était impossible d’y avoir une personne en permanence.[29] Il a toutefois précisé que « c’est ainsi qu’il aurait fallu procéder ».[30] D’une manière générale, les dépositions des enquêteurs ont révélé certains problèmes résultant des directives du Bureau du Procureur. La Chambre a rappelé que les enquêteurs avaient témoigné que les objectifs particuliers de l’enquête variaient « en raison de changements dans les choix du Bureau du Procureur et de la manière dont ce dernier conduisait les affaires », ce qui amenait les enquêteurs à recevoir des « demandes contradictoires ».[31] Lavigne a laissé entendre que « le Bureau du Procureur était indécis dans la formulation de ses objectifs et des mesures à prendre pour les atteindre ».[32] Dans son témoignage, Lavigne a déclaré ne pas se souvenir du moment précis où le Procureur avait choisi de poursuivre Lubanga pour ses crimes envers des enfants soldats, mais qu’il avait « été décidé de ne chercher à poursuivre l’accusé que sur cette base », à l’issue d’une analyse de la documentation disponible qui comprenait une évaluation de rapports de l’ONU et des documents d’ONG.[33] Lavigne a témoigné que lors des premières enquêtes, « des agences de l’ONU avaient reçu des informations indiquant que des individus se faisant passer pour d’anciens enfants soldats se présentaient dans des centres de démobilisation afin d’être admis au programme de réintégration ».[34] Il a également expliqué qu’à Bunia « les gens savaient que des témoins menacés pouvaient être réinstallés, et certaines personnes y voyaient une occasion de se réinstaller ailleurs sans bourse délier ».[35] Risques et impacts en matière de sécuritéLes deux enquêteurs ont témoigné que l’équipe d’enquête faisait face à des risques sérieux en matière de sécurité. Durant sa déposition, Lavigne a fait remarquer que des groupes armés étaient toujours actifs autour de la ville et qu’il avait entendu des tirs d’armes à feu tous les soirs durant sa première mission à Bunia.[36] Lavigne a aussi déclaré qu’un des enquêteurs avait rapporté que son véhicule avait été atteint par des balles lors d’une mission dans un village, alors qu’il était escorté par des véhicules blindés de la MONUC.[37] Étant donné que l’équipe d’enquête n’a pas disposé d’un bureau extérieur opérationnel avant 2006,[38] elle était accompagnée par du personnel de la MONUC lors de ses visites à l’extérieur de Bunia pour des raisons de sécurité.[39] Les enquêteurs risquaient d’être attaqués ou enlevés durant leurs enquêtes, ou encore « d’être pris à partie lors d’accrochages opposant des soldats de la MONUC » à d’autres groupes d’opposition armés.[40] Lavigne a aussi déclaré que les risques en matière de sécurité et les restrictions sur les déplacements limitaient la capacité des enquêteurs à se rendre dans des villages pour y rencontrer des témoins potentiels. Le fait que « [t]out étranger présent à Bunia était présumé appartenir à la CPI » créait une situation où il était impossible d’agir ouvertement et forçait les enquêteurs à faire de leur mieux « pour dissimuler le fait qu’ils menaient une enquête ».[41] Lavigne a témoigné que les inquiétudes sérieuses en matière de sécurité ont affecté le devoir de protection des enquêteurs en ce qui concerne les témoins potentiels. Les enquêteurs estimaient que « [t]ous les témoins – et pas seulement ceux de l’Accusation – étaient considérés comme courant des risques, qu’il y ait eu ou non des menaces jugées crédibles ».[42] Cette situation a mené les enquêteurs à adopter « une politique très précise et rigoureuse pour les enquêteurs et les témoins », ce qui a ralenti leur travail, la sécurité des personnes étant prioritaire.[43] Même si plusieurs enquêtes ont été menées sur les milices qui auraient menacé des suspects, selon Lavigne « le véritable problème n’était pas tant la menace posée par les divers groupes que le risque pour une personne d’être identifiée par des membres de sa communauté, de son village ou de sa famille comme ayant coopéré avec la Cour ».[44] Lavigne a souligné que par conséquent, les enquêteurs n’ont pas tenté de chercher d’autres renseignements qui auraient pu corroborer les déclarations de témoins, par exemple entrer en contact avec les familles des témoins ou vérifier les dossiers scolaires des présumés enfants soldats. Il a expliqué que de telles activités auraient « mis le témoin concerné en danger immédiat d’être enlevé » par des dirigeants politiques ou militaires qui sont toujours actifs à Bunia, et que les enquêteurs « auraient été immédiatement repérés s’ils s’étaient rendus dans les quartiers en question ».[45] La corroboration de l’âge des présumés anciens enfants soldatsUne des questions récurrentes de cette affaire a été de savoir si des intermédiaires avaient encouragé des enfants à mentir sur certains aspects de leur passé, y compris sur leur âge. Par conséquent, la Chambre a évalué les étapes de l’enquête menée par le Bureau du Procureur afin d’établir objectivement l’âge des présumés enfants soldats. Lors de son témoignage, Bernard Lavigne a souligné que « les services de l’état civil de la RDC ne fonctionnaient qu’approximativement à l’époque, et que les conditions de travail de l’équipe n’étaient pas idéales pour déterminer aisément l’âge des enfants soldats présumés ».[46] Il a déclaré qu’en tant que « responsable des enquêtes, [il] n’était pas le seul à penser que l’Accusation devait immédiatement mandater un expert scientifique afin d’obtenir au moins une idée approximative des âges », et que cela est demeuré un « vif débat » au sein du Bureau du Procureur.[47] Lavigne a toutefois déclaré que « le comité exécutif du Bureau du Procureur a estimé que les déclarations faites par les témoins suffisaient pour conclure que les intéressés étaient âgés de moins de 15 ans ».[48] Les enquêteurs ont demandé des pièces d’état civil auprès des services administratifs compétents de Bunia, ainsi que des renseignements indiquant si les enfants avaient consulté un médecin, mais ils ne sont pas allés les chercher en personne.[49] La Chambre a fait remarquer que les enquêteurs n’avaient pas parlé aux familles ou organisé d’entretiens avec les enfants pour des raisons de sécurité.[50] Lavigne a déclaré que leur règle était « de ne pas rencontrer les familles, afin d’éviter de mettre qui que ce soit en danger : la crainte était qu’un membre de la famille élargie puisse révéler aux chefs de milice l’identité de l’informateur. Cette règle s’appliquait à tous les témoins et les enquêteurs ne s’en écartaient qu’exceptionnellement ».[51] Bernard Lavigne a témoigné qu’il n’avait pas interrogé les chefs de collectivité au sujet des enfants soldats, compte tenu de leurs liens étroits avec les milices. Il a aussi précisé que les enquêteurs n’avaient pas demandé les dossiers des enfants soldats aux directeurs des écoles concernées pour vérifier leur âge. Il a toutefois souligné que l’intermédiaire 143 avait effectué des recherches dans les registres scolaires et qu’il avait demandé les actes de naissance de certains individus à la demande de leur famille afin de fournir ces renseignements aux enquêteurs.[52] Lavigne a ensuite expliqué que « l’Accusation ne cherchait pas à vérifier que le nom d’enfants donnés figurait dans les registres scolaires concernés [mais les enquêteurs cherchaient plutôt à] déterminer si à un âge donné, un enfant se trouverait dans une classe donnée ».[53] La Chambre a estimé, en concédant les difficultés inhérentes des enquêteurs sur le terrain, que « le fait que le passé des enfants n’ait pas été vérifié a sérieusement amoindri la valeur de certains des éléments de preuve produits par l’Accusation ».[54] La Chambre a aussi fait observer que « l’Accusation lui [avait] demandé de se prononcer sur l’âge de divers témoins, alors qu’elle lui avait présenté des éléments de preuve nettement contradictoires sur ce point »,[55] citant des différences entre les témoignages oraux et les éléments de preuve documentaires concernant les âges de différents présumés anciens enfants soldats. La dépendance de l’Accusation sur les intermédiairesIl est apparu, lors des témoignages des enquêteurs, que la dépendance considérable de l’Accusation sur les intermédiaires dans cette affaire était en grande partie due à d’importantes préoccupations relatives à la sécurité en RDC. La Chambre a indiqué que « dès le début de l’enquête, des militants des droits de l’homme ont donné aux enquêteurs les noms de témoins potentiels, car ils avaient “vu ces personnes, ils savaient ce qu’ils allaient dire” ».[56] Lavigne a expliqué que les intermédiaires étaient « en meilleure posture » pour se déplacer librement et pour discuter avec des témoins et des témoins potentiels sans les mettre en danger.[57] Il a précisé que par conséquent « l’équipe d’enquête ou certains des militants en question ont proposé que ceux-ci jouent le rôle d’intermédiaires ».[58] L’autre enquêteur cité à témoigner, Nicolas Sebire, a déclaré que « la seule manière de résoudre le problème de la sécurité était d’utiliser des intermédiaires, ceux-ci permettant à l’équipe d’entrer en contact avec des témoins ».[59] Toutefois, tel que l’a souligné la Chambre, « [n]ombre des difficultés rencontrées en l’espèce par l’Accusation en matière de preuve – mais certainement pas toutes – tiennent aux activités de trois intermédiaires particuliers (P-0143, P-0316 et P-0321) ».[60] L’intermédiaire 143 a présenté de nombreux témoins à l’Accusation, y compris cinq des présumés anciens enfants soldats qui ont manqué de crédibilité selon la chambre, ainsi qu’un des intermédiaires dont il est question.[61] Comme indiqué ci-dessus, le refus par l’Accusation d’obtempérer immédiatement avec l’ordonnance de la Chambre de révéler l’identité de l’intermédiaire 143 a fait l’objet d’une deuxième suspension de l’affaire, en juillet 2010.[62] En évaluant les allégations d’influence indue sur des témoins, la Chambre de première instance a conclu qu’il se « [pouvait] véritablement » que l’intermédiaire 143 ait « convaincu, encouragé ou aidé [des témoins] à donner un faux témoignage ».[63] L’intermédiaire 321 a facilité les contacts entre l’Accusation et son premier témoin, qui a rétracté son témoignage.[64] En plus des dépositions de présumés anciens enfants soldats et de témoins de la Défense, alléguant que l’intermédiaire 321 les avait encouragés et aidés à donner de faux témoignages, la Chambre a aussi constaté des divergences entre les listes de présumés anciens enfants soldats utilisées pour la sélection de témoins. Essentiellemement, les divergences ont révélé que l’intermédiaire 321 n’utilisait pas les listes du Bureau du Procureur lorsqu’il organisait des entretiens entre les enquêteurs et les enfants ; huit des onze enfants rencontrés par un enquêteur en 2007 ne figuraient pas sur la liste originale envoyée par l’Accusation.[65] La Chambre a conclu qu’il existait « une réelle possibilité » que l’intermédiaire 321 ait « encouragé et aidé des témoins à livrer de faux témoignages ».[66] L’intermédiaire 316 a aussi eu des contacts avec de nombreux témoins[67] alors qu’il travaillait au même moment pour l’Agence Nationale de Renseignement.[68] La Chambre s’est dite « particulièrement préoccupée par le fait que l’Accusation a utilisé un intermédiaire ayant des liens si étroits avec les autorités mêmes qui avaient initialement renvoyé devant la Cour la situation en RDC ».[69] La Chambre a aussi déterminé que l’intermédiaire 316 avait faussement affirmé que les services de police congolais avaient menacé des témoins,[70] et qu’il avait menti à propos du fait que sa famille et son assistant avaient été tués et que les assassins étaient à ses trousses.[71] Des trois intermédiaires dont il est ici question, la Chambre a été la plus critique envers l’intermédiaire 316, affirmant qu’il y avait « de fortes raisons de conclure » qu’il avait « persuadé des témoins de mentir concernant leur appartenance à l’UPC en tant qu’enfants soldats».[72] Dans son jugement, la Chambre de première instance a officiellement « communiqué » ces éléments de preuve à l’Accusation aux fins d’une enquête en vertu de l’article 70[73] sur les irrégularités présumées de ces trois intermédiaires et a déclaré : La Chambre est d’avis que l’Accusation n’aurait pas dû déléguer aux intermédiaires ses responsabilités en matière d’enquête […] quels que fussent les nombreux problèmes de sécurité auxquels elle devait faire face. Ce procès a vu la comparution d’une série de personnes dont le témoignage ne saurait servir de base fiable au jugement, en raison du fait que trois des principaux intermédiaires ont agi sans véritable supervision. La Chambre a consacré un temps considérable à étudier la situation personnelle de nombre d’individus dont le témoignage était, au moins en partie, inexact ou insincère. Le fait que l’Accusation ait négligé de vérifier et d’examiner comme il se doit les éléments de preuve en question avant d’en demander le versement au dossier a occasionné d’importantes dépenses pour la Cour. L’absence de réelle supervision des intermédiaires a eu pour autre conséquence de leur laisser la possibilité d’abuser de la situation des témoins avec lesquels ils se mettaient en rapport. Indépendamment des conclusions tirées par la Chambre en ce qui concerne la crédibilité et la fiabilité des témoins se disant anciens enfants soldats, la jeunesse des intéressés et le fait qu’ils ont probablement été exposés au conflit en faisaient des personnes susceptibles d’être manipulées.[74] L’analyse de la Chambre a établi les liens entre chacun des intermédiaires en question et les témoins qui étaient de présumés anciens enfants soldats. Ce faisant, elle a combiné son évaluation de la fiabilité et de la crédibilité des éléments de preuve présentés par chacun des présumés anciens enfants soldats avec les éléments de preuve concernant l’influence inappropriée que les intermédiaires en question auraient eue sur ces témoins. Pour déterminer la crédibilité des témoins, la Chambre a établi un critère déclarant qu’elle devait : être convaincue au-delà de tout doute raisonnable que ceux qui se sont présentés comme d’anciens enfants soldats ont dit la vérité sur des points importants en l’espèce (par exemple : Avaient-ils moins de 15 ans lorsqu’ils ont subi la conscription ou l’enrôlement, ou qu’on les a fait participer activement à des hostilités ? Dans quelles circonstances se seraient-ils retrouvés au sein de l’UPC ?).[75] Au cours des procédures, la Chambre a entendu les témoignages de 11 témoins de l’Accusation qui auraient été de présumés anciens enfants soldats. Lors de son évaluation de la fiabilité de ces témoins et des éléments de preuve concernant les intermédiaires, la Chambre a conclu que tous les présumés anciens enfants soldats qui avaient servi de témoins à l’Accusation s’étaient contredits lors de leurs dépositions, que ce soit sur leur âge, leur fréquentation scolaire, l’identité et le bien-être de membres de leur famille, ou sur les circonstances de leur recrutement, à une exception près.[76] Par conséquent, la Cour a exprimé son désaccord avec « l’Accusation lorsque celle-ci estime avoir prouvé au-delà de tout doute raisonnable la conscription ou l’enrôlement de P-0007, P-0008, P-0010, P-0011, P-0157, P-0213, P-02941481, P-0297 et de P-02981482 dans les forces de l’UPC/FPLC alors qu’ils étaient âgés de moins de 15 ans, ou leur utilisation pour les faire participer activement à des hostilités » au cours de la période visée.[77] Ces témoins étaient tous de présumés anciens enfants soldats ou leurs proches. En fait, la Chambre a jugé qu’un seul des présumés anciens enfants soldats cités à témoigner par l’Accusation était fiable : le témoin 38. La Chambre a reconnu que des témoins pouvaient avoir dit la vérité sur certains éléments lors de leur déposition, tout en ayant pu « mentir sur des détails cruciaux comme leur identité, leur âge, les dates correspondant à leur formation militaire et à leur service au sein d’une formation armée, ou les groupes dont ils faisaient partie », des faits directement liés à la culpabilité de l’accusé.[78] Par exemple, même si la Chambre a estimé que le témoin 38 de l’Accusation était un témoin crédible, elle a aussi conclu qu’il était âgé de plus de 15 ans lorsqu’il s’est joint à l’UPC. Inversement, la Chambre s’est basée sur des extraits de la déposition du témoin 10 de l’Accusation (une présumée ancienne enfant soldat) au sujet du camp de formation de Rwampara, mais elle a jugé que le reste de son témoignage n’était pas crédible. En termes généraux, en ce qui concerne les anciens enfants soldats, la Chambre a fréquemment considéré que les témoins de la Défense étaient plus crédibles que ceux de l’Accusation dont ils contredisaient les dépositions.[79] En estimant que ses conclusions, basées sur des évaluations établies de prime abord, autorisant les témoins 7, 8, 10, 11, 298 et 299 (le père du témoin 298) de l’Accusation à participer aux procédures étaient erronées, la Chambre leur a retiré la qualité de victime.[80] Les trois victimes autorisées à déposerEn janvier 2010, pour la première fois à la CPI, trois victimes ont été autorisées à déposer dans le cadre de l’affaire contre Lubanga en qualité de témoins.[81] Toutefois, évoquant les dépositions de témoins de la Défense qui ont soulevé d’importants doutes quant à l’identité de deux des victimes-témoins qui avaient témoigné, dans son jugement, la Chambre de première instance I a retiré la qualité de victime autorisée à participer aux trois victimes qui avaient obtenu le droit de témoigner en qualité de témoins à la demande de leurs représentants légaux. La Chambre a basé sa décision de retirer leur statut sur leur « caractère évasif » et les incohérences internes de leurs témoignages, y compris le fait qu’ils étaient incapables d’identifier des photos de parents dont l’identité des enfants était en cause. La source du problème provenait de l’affirmation des témoins 32 et 33 de la Défense selon lesquels les victimes a/0225/06 et a/0229/06 avaient usurpé leurs identités à l’instigation et avec le soutien de la victime a/0270/07, qui a affirmé être leur gardien. La victime a/0270/07 est présumée avoir « activement contribué à inciter des élèves de l’institut où il était employé à affirmer faussement avoir été enfants soldats afin de participer aux procédures menées devant la Cour »,[82] dans le but d’en tirer des avantages. Les victimes a/0225/06 et a/0229/06, ainsi que les témoins 32 et 33 de la Défense, auraient payé la victime a/0270/07 pour les inscrire en tant que victimes. Les témoins 32 et 33 ont ensuite été informés que d’autres individus allaient les remplacer. La Chambre a jugé que les témoins de la Défense étaient crédibles, se basant en partie sur le fait qu’ils ont correctement identifié des photos des parents de Thonifwa Uroci Dieudonne et de Jean-Paul Bedijo Tchonga, ceux qu’ils affirmaient être. Même si les questions de la crédibilité des victimes-témoins ont visiblement outrepassé le cadre des témoins de l’Accusation, l’échec de cette dernière à superviser adéquatement les intermédiaires et à vérifier les éléments de preuve relatifs aux présumés anciens enfants soldats a considérablement augmenté la durée de l’affaire et occasionné des délais qui ont affecté les droits de l’accusé. Tel que l’a été décrit le deuxième numéro spécial, le manque de témoignages suffisamment crédibles a probablement augmenté la forte dépendance de la Chambre sur les vidéos et les preuves documentaires pour lui permettre de parvenir à un verdict, en plus de fournir à la Défense des motifs sérieux de contester l’affaire, compromettant ainsi l’issue positive du procès. ■ Lire le Jugement de la Chambre de première instance ■ Lire les numéros spéciaux précédents de Panorama légal de la CPI¸ discutant des conclusions de la Chambre sur la violence sexuelle et de la responsabilité pénale individuelle de Lubanga ■ En lire davantage sur la requête relative à des abus de procédure dans Panorama légal de la CPI, mai 2011 ■ Pour de plus amples renseignements sur l’affaire Lubanga, veuillez consulter les publications Rapport genre 2008 et Gender Report Card (en anglais) 2009, 2010 et 2011 |
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1 ICC-01/04-01/06-2842tFRA. |
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